L’annonce de la dixième génération de la norme LTO (Linear Tape-Open) est intervenue en 2025, marquant 25 années d’évolution du format Ultrium initié en 2000. Ce format « ouvert » (LTO Consortium) est porté par IBM, HPE et Quantum, et a vu sa capacité multipliée par environ 300× depuis son lancement . Les premiers lecteurs LTO-10 arrivent sur le marché à partir de juin 2025, portés par des fournisseurs comme Spectra Logic, Quantum et Symply. Cette nouvelle itération promet une nouvelle avancée en densité et performances, mais provoque aussi des inquiétudes dans le secteur audiovisuel. Cet article passe en revue l’historique des générations LTO, détaille les spécificités techniques de LTO-10 et en évalue les conséquences concrètes pour l’archivage de contenus haute résolution, en confrontant avantages et critiques exprimées par les professionnels.
La capacité et la vitesse des bandes LTO ont progressé de façon spectaculaire génération après génération. LTO-1 (2000) offrait 100 Go natif / 200 Go compressé (2:1) pour un débit natif de 20 Mo/s . Chaque étape suivante a à peu près doublé la capacité native tout en améliorant le débit.
Par exemple:
LTO-5 (2010) culminait à 1,5 To natif / 3 To (2:1) à 140 Mo/s
LTO-6 (2012) à 2,5 To / 6,25 To à 160 Mo/s
LTO-7 (2015) à 6 To / 15 To à 300 Mo/s
LTO-8 (2017) à 12 To / 30 To à 360 Mo/s
LTO-9 (2021) à 18 To / 45 To à 400 Mo/s
Ces augmentations se sont accompagnées de gains substantiels de vitesse (de 20 Mo/s à 400 Mo/s). La compression standard retenue est passée de 2:1 (LTO-1 à LTO-5) à 2,5:1 (LTO-6 et suivants), permettant d’atteindre jusqu’à 45 To logiques sur LTO-9.
Compatibilité descendante – Jusque-là, chaque nouvelle génération LTO offrait une rétrocompatibilité partielle : en général, un lecteur LTO-N peut lire (et parfois écrire) sur les supports des deux générations précédentes et écrire sur la génération antérieure. Par exemple, les lecteurs LTO-9 peuvent lire et écrire sur des cartouches LTO-8 , et ainsi de suite jusqu’à LTO-5. Cette politique facilite la migration progressive des archives.
Forme physique et supports – Les cartouches LTO ont gardé le même format Ultrium (tailles de cartouche identiques depuis LTO-3), avec des lecteurs en format « half-height » 1U ou « full-height » pour les générations récentes. Les supports LTO-6 et ultérieurs intègrent un microcontrôleur (CM, Cartridge Memory) pour l’enregistrement des métadonnées, l’éventuelle partition (LTFS) ou le chiffrement des données. Les générations avancées (LTO-4/5/6) ont introduit des fonctionnalités comme le chiffrement matériel et les supports WORM (non modifiables après écriture). LTO-9 a en outre introduit l’optimisation media (calibration en usine pour un meilleur positionnement des données sur bande). Ces évolutions ont amélioré la fiabilité et la sécurité des archives .
La génération LTO-10 (Utrium 10) sort des fourneaux avec des performances très élevées sur le papier. Elle propose une capacité native de 30 To par cartouche (75 To en compression 2.5:1) et un débit natif jusqu’à 400 Mo/s – la même bande passante que LTO-9, mais avec 66 % de capacité en plus . La technologie sous-jacente a été repensée : de nouvelles têtes de lecture/écriture et un nouveau substrat magnétique permettent ce gain de densité . Contrairement à LTO-9, les rubans LTO-10 n’exigent plus de longue opération d’”optimisation initiale”, la bande étant utilisable immédiatement après achat .
Les interfaces prises en charge restent classiquement Fibre Channel (jusqu’à 32 Gb/s) et SAS (12 Gb/s) , avec désormais un pilotage sur l’architecture Spectra ou Quantum correspondante. Selon les annonces, LTO-10 s’inscrit comme un média pérenne et résilient : les constructeurs soulignent une durée de conservation de l’ordre de 30 ans en environnement contrôlé , ainsi qu’une consommation énergétique drastiquement réduite. Par exemple Spectra indique que, à l’échelle d’un pétaoctet, la bande consomme ~90% moins d’énergie qu’un même stockage sur disques durs . Ces caractéristiques en font un média très attractif pour l’archivage « froid » massivement longue durée.
Rupture de compatibilité – Premier choc, LTO-10 rompt avec la règle des générations précédentes. LTO-10 n’est compatible qu’avec ses propres cartouches : un lecteur LTO-10 ne lira ni n’écrira sur un support antérieur (LTO-8, 9, etc.) . C’est une première historique : jusque-là la rétrocompatibilité était au cœur du standard. Les spécialistes soulignent que « LTO-10 drives will only work with LTO-10 tapes » , brisant l’engagement tacite de pouvoir extraire des archives sur bande ancienne. Selon le blog Archiware, cet abandon du « backward compatibility » fait figure de « secret gênant » de LTO-10 . Cette contrainte aura d’importantes conséquences : il faudra conserver ou faire tourner des bibliothèques plus anciennes pour récupérer des archives antérieures, ou planifier soigneusement toute migration avant l’arrivée de LTO-10 .
Dans le secteur audiovisuel, où les volumes de données explosent (images 4K, 8K, données médias multiformats), les bandes LTO-10 ouvrent des perspectives. Grâce à leurs 30 To par cassette, elles permettent de stocker des téraoctets de rushes ou de masters sur un seul support. LTO est idéal pour les flux 4K/8K et les bases de données volumineuses : « From 4K and 8K footage to massive databases… LTO handles it all without slowing down your primary drives » . Concrètement, un flux vidéo 8K peut représenter plusieurs To par heure ; pouvoir stocker de très longs tournages sur quelques cassettes réduit les opérations de chargement/stockage. De plus, la technologie LTFS (« Linear Tape File System ») permet désormais de monter la bande comme un disque, simplifiant l’accès aux fichiers pour les éditeurs et archivistes.
La longévité des médias est un argument clé : la bande LTO a une durée de vie décennale (estimée ~30 ans si stockée à l’abri de l’humidité et de la chaleur) , bien supérieure à celle des disques durs. Les rubans étant amovibles, ils offrent un air gap naturel : une fois écrites et éjectées, les données sont physiquement déconnectées des réseaux et protégées des cybermenaces (rançongiciels, effacements accidentels). Enfin, le rapport coût/To à long terme est souvent avantageux : il suffit d’acheter une cartouche (350€ pour 30 To natif LTO-10) ; contrairement au cloud, on ne paye pas de redevance mensuelle de stockage.
Toutefois, ce choix requiert des investissements d’infrastructure. L’intégration d’une solution LTO-10 suppose l’acquisition de lecteurs ou bibliothèques (par exemple environ 5 000–15 000 € pour un lecteur LTO autonome vs 15–20k€ pour une petite bibliothèque) . Il faut aussi prévoir de l’espace dédié avec climatisation et sécurité physique pour entreposer les cassettes (température et hygrométrie contrôlées). La maintenance du parc (contrats de service, main courante des migrations) et la consommation électrique (même réduite) s’ajoutent aux coûts opérationnels. Par ailleurs, la sélection du support et sa gestion logistique exigent rigueur : étiquetage, rotation périodique pour réécriture, et vérification de l’intégrité (les fabricants recommandent des réécritures régulières des rubans pour prévenir toute dégradation).
Les défenseurs de LTO-10 soulignent ses qualités : un média extrêmement compact (30 To dans un boîtier de quelques centimètres), stable, peu coûteux par unité de stockage, et économiquement favorable à très grande échelle. Spectra Logic note que LTO-10 offre « le coût total de capacité le plus bas comparé au stockage objet sur HDD et aux services cloud froids » . Quantum met en avant le caractère « sécuritaire » et « conforme » de la bande, soulignant les fonctions de cryptage et d’isolation du support. Pour Stephen Foskett (analyste), LTO-10 « permet d’augmenter la capacité dans le même encombrement » et « moderniser les archives à moindre coût » grâce à la compatibilité des bibliothèques existantes .
Enfin, des arguments plus généraux plaident en faveur de la bande : coût par To historiquement très bas, faible empreinte énergétique (bien illustrée par l’écart de 90% de consommation vs un disque équivalent ), et pérennité éprouvée (IBM mentionne un parcours fiable des archives LTO sur plusieurs décennies ). Les narrations sectorielles insistent également sur la souveraineté des données : en rapatriant l’archivage sur site, on « reprendra le contrôle » sur des données stratégiques, au lieu de les confier à des fournisseurs cloud souvent opaques .
Malgré ces atouts, plusieurs critiques émergent. D’abord, la progression technologique s’essouffle : LTO-10 n’augmente pas la bande passante (toujours 400 Mo/s) et sa capacité native de 30 To est inférieure au 36 To initialement promis par le roadmap LTO . Du coup, certains voyaient LTO-10 comme un « raffinement » plutôt qu’une révolution. Plus problématique, la rupture de compatibilité descendante est jugée « grave » pour des archivages sur plusieurs décennies . Cette décision fait s’interroger sur l’avenir : qui garantit qu’une future génération ne repoussera pas encore cette compatibilité ? Le passage de LTO-9 à LTO-10 brise la « promesse » de lire ses propres archives d’anciennes générations, ce qui pour les archivistes est un défi (réinstaller d’anciens lecteurs, vendre de vieilles cartouches avant migration complète, etc.) .
D’autres limites tiennent au support lui-même. La bande est un média séquentiel : l’accès aux données est rapide en lecture/écriture continue, mais peut être lent pour des opérations aléatoires (recherche de fichiers). Comme le note un observateur, « la bande est un média linéaire, pas idéal pour des I/O aléatoires » . De plus, l’usage de formats propriétaires (certains logiciels d’archivage ou d’inventaire) peut compliquer la restauration : « si la restauration d’un ruban nécessite l’intervention d’un informaticien spécialisé, alors la technologie devient inutile » , souligne l’ingénieur Bob Zelin sur un forum professionnel. Les presses spécialisées rappellent aussi que la conservation d’une cartothèque LTO sur le long terme est un effort (surveillance des conditions de stockage, migration des données sur support neuf tous les dix à vingt ans, etc.).
Enfin, la montée en puissance du cloud remet en question la nécessité d’investir massivement dans la bande. Les fournisseurs d’infrastructure cloud eux-mêmes archivent sur bande : on note qu’« Amazon Glacier Deep Archive », l’offre la moins chère d’AWS, se base en fait sur des bandes magnétiques dans leurs datacenters . Les comparaisons de coût montrent que, pour de très grands volumes, les tarifs de certains services cloud froids (Glacier, Wasabi, Backblaze) sont compétitifs face au coût total de la bande, surtout si l’on comptabilise l’infrastructure complète . Dans ce contexte, plusieurs professionnels tablent sur des stratégies hybrides : conserver en bande les archives stratégiques ou règlementaires, tout en déportant une partie des archives moins critiques dans le cloud pour la flexibilité d’accès et la gestion simplifiée.
C’est la première fois que la capacité native des LTO est supérieure aux disques durs à plateaux. La dixième génération LTO-10 offre indéniablement un bond en densité et confirme la longévité du support bande pour l’archivage à froid. Avec 30 To natifs et 75 To compressés par cassette, elle répond aux défis de conservation des très gros volumes (4K/8K, données massives) tout en réduisant la consommation énergétique et le TCO par téraoctet . Cependant, son arrivée est tempérée par des limites non négligeables : la vitesse plafonnée, la fin de la compatibilité descendante et le contexte concurrentiel du cloud. Pour les professionnels de l’audiovisuel, LTO-10 représente une option solide pour l’archivage pérenne, à condition d’intégrer ces contraintes – garder les infrastructures existantes à niveau, planifier les migrations et rester vigilant quant au cycle de vie du support. Comme le rappelle un expert, l’enjeu principal n’est pas tant la technologie de la bande en soi que « rendre le processus de restauration transparent et simple » . En définitive, LTO-10 prolonge la tradition de la bande magnétique comme pilier d’archivage, mais exige une réflexion stratégique : s’inscrire dans l’écosystème LTO signifie accepter un standard très performant mais étroitement maîtrisé par ses inventeurs, qui devra coexister avec des alternatives de stockage en pleine expansion.
Sources : annonces IBM/HPE/Quantum et articles spécialisés (Spectra Logic , DCD , Quantum , RedShark ), blogs et analyses sectorielles (Archiware , KPC)
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