Dans l'obscurité feutrée d'une salle de montage hollywoodienne, un monteur scrute des dizaines d'heures de rushes, cherchant les quelques minutes qui captiveront le public et le pousseront vers les salles de cinéma. Cette alchimie subtile entre art et marketing, cette capacité à distiller l'essence d'un film en deux minutes chrono, c'est l'art de la bande-annonce. Un art millénaire qui, aujourd'hui, se trouve bouleversé par l'intelligence artificielle.
De IBM Watson créant le premier trailer automatisé pour le film "Morgan" en 2016, aux systèmes de personnalisation de Netflix qui génèrent des bandes-annonces sur mesure pour chaque utilisateur, l'IA redéfinit les codes d'un secteur où chaque seconde compte et où l'émotion se mesure en millions de vues. Mais peut-on vraiment automatiser l'art du suspense ? L'algorithme saura-t-il saisir ce moment précis où un regard devient promesse, où un silence se charge de tension ?
Depuis les premiers "coming attractions" des années 1910, la bande-annonce a évolué d'un simple catalogue de scènes vers un art narratif à part entière. Chaque trailer raconte une histoire dans l'histoire, révèle sans dévoiler, promet sans tenir toutes ses promesses. Cette sophistication narrative s'est construite sur un siècle d'expertise humaine, de codes implicites et de compréhension intuitive des mécanismes psychologiques du spectateur.
Le monteur de bandes-annonces traditionnel maîtrise un arsenal de techniques narratives : l'escalade dramatique qui construit la tension, le faux climax qui relance l'attention, l'utilisation stratégique du silence et de la musique, la sélection minutieuse des dialogues les plus accrocheurs. Cette expertise s'appuie sur une compréhension fine des publics cibles, des codes générationnels et culturels, des attentes spécifiques à chaque genre cinématographique.
Le processus traditionnel de création d'une bande-annonce suit un protocole rigoureux : analyse approfondie du film, identification des moments clés, construction d'un arc narratif condensé, sélection musicale, montage image et son, tests auprès de groupes témoins, ajustements multiples. Chaque étape requiert des semaines de travail et mobilise une équipe de spécialistes : monteurs, sound designers, graphistes, responsables marketing. Le coût d'une bande-annonce de blockbuster peut atteindre plusieurs centaines de milliers d'euros.
C'est dans ce contexte d'exigence créative et de contraintes économiques que l'intelligence artificielle fait son entrée fracassante. Les technologies de computer vision, d'analyse sémantique et de montage automatique promettent de révolutionner un secteur resté largement artisanal. L'IA peut désormais analyser automatiquement des heures de rushes, identifier les scènes les plus impactantes, détecter les émotions sur les visages des acteurs et construire un montage cohérent en quelques minutes 4.
Cette approche automatisée présente des avantages indéniables. Là où un monteur humain met plusieurs semaines à produire une bande-annonce, l'IA peut générer des dizaines de versions en quelques heures. Cette rapidité permet d'explorer de multiples approches créatives, de tester différents angles narratifs et d'optimiser le contenu selon les retours d'audience en temps réel.
Les algorithmes d'apprentissage automatique transforment déjà différentes étapes de la production cinématographique 5. De l'analyse de scripts à la post-production, ces technologies automatisent des tâches complexes et permettent aux créateurs de se concentrer sur les aspects les plus créatifs de leur travail.
L'histoire de l'IA appliquée aux bandes-annonces commence véritablement en 2016 avec un projet audacieux d'IBM. Pour promouvoir le thriller de science-fiction "Morgan", la 20th Century Fox confie à Watson, l'IA d'IBM, la mission de créer la première bande-annonce entièrement automatisée de l'histoire du cinéma 1.
John Smith - IBM Fellow Machine vision
Le défi était considérable : analyser un film de 90 minutes pour en extraire les moments les plus représentatifs et les assembler en un trailer cohérent de 2 minutes. Watson a d'abord été "entraîné" sur une centaine de bandes-annonces de films d'horreur et de thrillers pour comprendre les codes narratifs du genre. L'IA a ensuite analysé "Morgan" plan par plan, évaluant l'intensité émotionnelle de chaque scène, la présence des acteurs principaux, la qualité visuelle et sonore.
Le résultat, dévoilé en septembre 2016, a marqué un tournant dans l'industrie. En 24 heures seulement, Watson avait sélectionné et assemblé les séquences les plus impactantes du film, créant un trailer qui respectait les codes du genre tout en révélant la personnalité unique de l'œuvre. Selon WIRED, "ce qui nous aurait pris 10 à 30 jours de travail a été accompli en une journée" 1.
L'expérience "Morgan" a révélé les forces et les limites de l'approche automatisée. Si Watson a brillamment identifié les moments clés du film et respecté la structure narrative classique d'un trailer de thriller, le montage final a nécessité l'intervention d'un monteur humain pour affiner les transitions, ajuster le rythme et peaufiner la synchronisation audio-visuelle.
Forte de cette première expérience, l'industrie audiovisuelle a rapidement saisi le potentiel de l'IA pour la création de contenus promotionnels. Netflix, géant du streaming avec plus de 230 millions d'abonnés dans le monde, s'est imposé comme le pionnier de l'automatisation des bandes-annonces.
En 2019, Gregory Peters, chief product officer de Netflix, a annoncé que la plateforme investissait dans des technologies capables d'indexer automatiquement les personnages et scènes d'un film "pour que nos créateurs de trailers puissent vraiment concentrer leur temps et leur énergie sur le processus créatif" 2.
La plateforme a développé un écosystème technologique sophistiqué pour automatiser la production de ses contenus promotionnels. Ses algorithmes analysent automatiquement chaque nouveau contenu ajouté au catalogue, identifient les scènes les plus engageantes et génèrent plusieurs versions de bandes-annonces adaptées à différents segments d'audience. Cette personnalisation massive permet à Netflix de proposer des trailers différents selon l'âge, les préférences de genre et l'historique de visionnage de chaque utilisateur 6.
Netflix a également automatisé la création de "sizzles", ces montages rapides qui présentent les prochaines sorties de la plateforme. Selon leur blog technique, "Netflix peut créer un sizzle reel personnalisé dynamiquement en temps réel et à la demande. L'ordre des clips et les titres inclus sont personnalisés par membre" 3.
Sizzles - Netflix
Cette approche data-driven a transformé la conception même de la bande-annonce. Plutôt qu'un objet artistique unique, le trailer devient un produit modulaire, déclinable à l'infini selon les profils d'audience. Netflix peut ainsi tester en temps réel l'efficacité de différentes versions, ajuster le contenu selon les retours et optimiser continuellement ses campagnes promotionnelles 7.
Malgré les progrès spectaculaires de l'IA, la création automatisée de bandes-annonces se heurte encore à des défis techniques considérables. Le premier concerne la compréhension narrative : si les algorithmes excellent dans l'identification d'objets et d'actions, ils peinent encore à saisir les subtilités dramaturgiques, les enjeux émotionnels complexes et les références culturelles implicites.
La synchronisation audio-visuelle représente un autre défi majeur. Une bande-annonce efficace repose sur un montage rythmé où chaque coupe, chaque transition s'accorde parfaitement avec la musique et les effets sonores. Cette synchronisation millimétrique, intuitive pour un monteur expérimenté, reste difficile à automatiser complètement.
La gestion des droits constitue également un obstacle technique et juridique. Les algorithmes doivent naviguer dans un labyrinthe de contraintes légales : durée maximale d'utilisation des extraits musicaux, autorisation d'exploitation des images d'acteurs, respect des clauses contractuelles spécifiques à chaque production. Cette complexité juridique limite encore l'autonomie des systèmes automatisés.
Enfin, la question de la créativité reste ouverte. Les IA actuelles excellent dans l'optimisation et la reproduction de patterns existants, mais peinent à innover véritablement. Elles peuvent créer des bandes-annonces techniquement parfaites mais manquant de cette étincelle créative qui fait la différence entre un trailer efficace et un trailer mémorable.
L'automatisation de la création de bandes-annonces bouleverse l'économie traditionnelle du secteur. Les studios de post-production spécialisés, qui emploient des centaines de monteurs et de techniciens, s'interrogent sur leur modèle économique futur. Certains anticipent une réduction drastique des coûts de production, d'autres craignent une dévalorisation de l'expertise humaine.
Selon Deloitte, les grands studios de télévision et de cinéma restent prudents dans l'adoption de l'IA générative pour la création de contenu, avec moins de 3% de leurs budgets de production consacrés à ces outils en 2025 8. Cependant, ils investissent davantage dans les outils d'IA pour les fonctions opérationnelles comme la gestion des contrats, le marketing et la localisation de contenu.
Cette transformation s'accompagne d'une redéfinition des compétences professionnelles. Les monteurs traditionnels évoluent vers des rôles de superviseurs créatifs, de formateurs d'algorithmes ou de spécialistes de l'optimisation des systèmes automatisés. Certains développent une expertise dans le "prompt engineering", cette nouvelle discipline qui consiste à guider efficacement les IA génératives 9.
Les plateformes de streaming, principales bénéficiaires de cette automatisation, investissent massivement dans ces technologies. L'objectif : personnaliser à l'extrême l'expérience utilisateur et maximiser l'engagement sur leurs plateformes. Cette course à l'automatisation suscite des inquiétudes chez les professionnels du secteur, qui appellent à "une transition responsable qui préserve la créativité humaine et l'emploi qualifié".
L'automatisation de la création de bandes-annonces soulève des questions éthiques complexes qui dépassent les seuls enjeux techniques. La première concerne l'authenticité créative : peut-on considérer comme authentique une œuvre créée par un algorithme ? Cette interrogation rejoint les débats plus larges sur l'art généré par IA et la définition même de la créativité.
La question de la manipulation émotionnelle pose également problème. Les IA d'optimisation peuvent créer des bandes-annonces d'une efficacité redoutable, exploitant les biais cognitifs et les mécanismes psychologiques du spectateur avec une précision inhumaine. Cette capacité de manipulation soulève des interrogations sur l'éthique publicitaire et la protection du consommateur.
L'homogénisation créative représente un autre risque. Si tous les studios utilisent des algorithmes similaires entraînés sur les mêmes corpus de données, ne risque-t-on pas de voir émerger des bandes-annonces standardisées, perdant la diversité et l'originalité qui font la richesse du cinéma ? Cette standardisation pourrait appauvrir l'écosystème créatif et favoriser une esthétique dominante au détriment de la diversité culturelle.
Face à ces défis, l'avenir de la création de bandes-annonces semble s'orienter vers des modèles hybrides combinant l'efficacité de l'automatisation et la créativité humaine. Ces approches collaboratives exploitent les forces complémentaires de l'homme et de la machine : rapidité et précision technique pour l'IA, intuition créative et compréhension culturelle pour l'humain.
Les workflows hybrides émergents suivent généralement un schéma en trois étapes : pré-production automatisée où l'IA analyse le contenu et propose des structures narratives, production collaborative où l'humain guide et affine les choix créatifs, post-production optimisée où l'algorithme teste et ajuste le résultat selon les retours d'audience.
Cette évolution transforme le rôle du monteur de bandes-annonces. Plutôt que d'exécuter manuellement chaque coupe, il devient un directeur créatif guidant l'IA vers la vision artistique souhaitée. Cette nouvelle fonction requiert des compétences hybrides : maîtrise technique des outils d'IA, sensibilité artistique traditionnelle et capacité à traduire une intention créative en instructions algorithmiques.
La création automatisée de bandes-annonces incarne les promesses et les défis de l'IA appliquée aux industries créatives. Elle offre des gains d'efficacité spectaculaires, démocratise l'accès aux outils de production et ouvre de nouveaux territoires créatifs. Mais elle questionne également la nature même de la créativité, l'authenticité artistique et l'avenir des métiers traditionnels.
L'expérience pionnière d'IBM Watson avec "Morgan" et les innovations de Netflix en matière de personnalisation dessinent les contours d'un secteur en pleine mutation. Ces initiatives révèlent que l'IA n'est pas qu'un simple outil d'optimisation : elle redéfinit les formats, les usages et les possibilités créatives.
L'avenir semble appartenir aux approches hybrides qui combinent l'efficacité algorithmique et l'intuition humaine. Dans cette perspective, le monteur de bandes-annonces de demain ne sera plus seulement un technicien du montage, mais un chef d'orchestre dirigeant une symphonie technologique au service de l'émotion cinématographique.
Cette transformation impose une réflexion collective sur nos attentes en matière de création. Acceptons-nous une standardisation créative au profit de l'efficacité, ou privilégions-nous la diversité artistique au risque de limiter l'accessibilité ? La réponse à cette question déterminera non seulement l'avenir de la bande-annonce, mais plus largement notre rapport à la création à l'ère de l'intelligence artificielle.
© Une série produite par KILL THE TAPE, plateforme de Gestion, Conservation et labo en ligne
[1] WIRED - IBM Watson's AI trailer for the film Morgan : https://www.wired.com/story/ibm-watson-ai-film-trailer/
[2] CBS News - Coming soon to Netflix: Movie trailers crafted by AI : https://www.cbsnews.com/news/netflix-trailers-made-by-ai-netflix-is-investing-in-automation-to-make-trailers/
[3] Netflix Tech Blog - The Next Step in Personalization: Dynamic Sizzles : https://netflixtechblog.com/the-next-step-in-personalization-dynamic-sizzles-4dc4ce2011ef
[4] SmartClick AI - How Artificial Intelligence Is Used in the Film Industry : https://smartclick.ai/articles/how-artificial-intelligence-is-used-in-the-film-industry/
[5] Vitrina AI - Revolutionary Machine Learning in Film Production : https://vitrina.ai/blog/machine-learning-in-film-production/
[6] Netflix Tech Blog - New Series: Creating Media with Machine Learning : https://netflixtechblog.com/new-series-creating-media-with-machine-learning-5067ac110bcd
[7] Marketing Brew - Netflix patent could automate content-clipping : https://www.marketingbrew.com/stories/2025/06/06/netflix-patents-a-content-clipping-tool-after-overhauling-its-platform-to-boost-discoverability
[8] Deloitte Insights - Generative AI and Hollywood : https://www.deloitte.com/us/en/insights/industry/technology/technology-media-and-telecom-predictions/2025/tmt-predictions-hollywood-cautious-of-genai-adoption.html
[9] Celtx Blog - AI in Filmmaking: Challenges, Opportunities, and the Human Touch : https://blog.celtx.com/?p=12399
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