Alors que l’industrie du cinéma et de l’audiovisuel français emploie près de 300 000 personnes, selon le CNC, l’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) transforme en profondeur les métiers, les processus créatifs et les équilibres économiques. Entre opportunités et menaces, cette révolution technologique soulève des questions cruciales sur l’avenir de l’emploi, l’éthique et la régulation.
L’étude du CNC et de BearingPoint recense une soixantaine d’applications concrètes de l’IA, de l’écriture du scénario à la diffusion. Les outils d’analyse prédictive, comme Largo.ai ou Cinelytic , permettent déjà d’estimer le potentiel d’un film en croisant des données historiques de box-office, de casting ou de genres. « Ces plateformes réduisent les risques financiers pour les producteurs, mais leur coût élevé et leur dépendance à des données anglo-saxonnes limitent leur usage en France » , note un producteur interrogé.
Dans la post-production, l’IA accélère la restauration des films patrimoniaux. Des algorithmes corrigent automatiquement les défauts d’images, optimisent la colorimétrie ou restaurent le son, réduisant de moitié le temps de travail. « Un film comme Les Enfants du paradis (1945), restauré en 2023, a bénéficié de l’IA pour nettoyer les pellicules sans altérer l’esthétique originale » , explique un restaurateur. Pourtant, ces outils ne remplacent pas l’expertise humaine : « L’IA propose des solutions, mais c’est l’œil du technicien qui valide », insiste-t-il.
L’IA génère des économies significatives, notamment dans les tâches répétitives. En sonorisation, des modèles text-to-sound créent des bruitages automatisés, tandis que des logiciels comme LANDR maîtrisent la musique en quelques clics. « Un bruiteur passe désormais plus de temps à ajuster les sons qu’à les créer de zéro » , constate un ingénieur du son.
Mais ces gains de productivité cachent des tensions sociales. En 2023, la grève des scénaristes américains (WGA) a mis en lumière la crainte d’une « IA low cost » remplaçant les créateurs. En France, les métiers du storyboard ou du montage sont particulièrement exposés. « Les outils de génération d’images comme Midjourney ou DALL-E permettent de concevoir des storyboards en quelques secondes, menaçant les emplois juniors », analyse un réalisateur.
Le CNC prévient : « L’automatisation pourrait polariser le secteur. Les grosses productions adopteront l’IA pour réduire les coûts, tandis que les petites structures, moins équipées, risquent de disparaître ».
Si certains postes disparaissent, d’autres émergent. Les studios recrutent désormais des spécialistes IA pour développer des outils sur mesure. « Chez Netflix, des data scientists optimisent les plannings de tournage grâce à l’IA, réduisant les dépassements budgétaires » , rapporte l’étude.
Les formations s’adaptent : l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son (FEMIS) intègre des modules sur l’IA générative. « Les futurs monteurs ou VFX artists devront maîtriser à la fois les logiciels traditionnels et les modèles d’IA » , explique un formateur.
L’étude du CNC et de BearingPoint (Cartographie des usages IA , avril 2024) identifie clairement les postes juniors et techniques comme les plus vulnérables.
Les storyboarders et concepteurs visuels Les outils de génération d’images permettent de produire des storyboards en quelques secondes, menaçant les emplois de débutants. « Un assistant réalisateur passait des jours à esquisser des plans. Aujourd’hui, l’IA génère des visuels en amont, réduisant le besoin de main-d’œuvre » , confirme un réalisateur
Les monteurs vidéo (juniors) Les logiciels d’IA automatisent le montage de base, notamment pour les formats courts. Adobe Premiere Pro intègre désormais une fonction Auto Reframe qui adapte automatiquement les cadrages pour les réseaux sociaux, éliminant des heures de travail manuel
Les techniciens VFX (juniors) La modélisation 3D et le rigging (animation de personnages) sont partiellement automatisés par des outils comme MIARMY ou Houdini . En 2024, Ubisoft a utilisé l’IA pour générer des animations de foules dans Assassin’s Creed Mirage , réduisant de 30 % le temps de travail des équipes VFX
Si certains postes disparaissent, d’autres évoluent en intégrant l’IA comme partenaire.
Les scénaristes Les outils d’analyse prédictive (Cinelytic , Largo.ai ) aident à évaluer le potentiel d’un scénario. En 2025, Netflix a utilisé ScriptBook pour analyser les scripts de Stranger Things et ajuster les dialogues en fonction des préférences des abonnés. « L’IA propose des idées, mais c’est l’auteur qui choisit la direction créative » , explique un scénariste de série TV.
Les ingénieurs du son et monteurs L’IA accélère le sound design (bruitages) et le sous-titrage. En 2024, Disney+ a utilisé LANDR pour maîtriser le son de La Petite Sirène , réduisant les coûts de postproduction de 20 %
Les marketeurs et distributeurs Des outils comme Aive ou Cocopie.ai génèrent automatiquement des bandes-annonces optimisées. Pour la sortie de Dune : Part Two en 2024, Warner Bros a utilisé Cinelytic pour créer 50 versions de trailers testées en A/B sur les réseaux sociaux.
Les nouveaux métiers de l’IA :
Certains domaines résistent à l’automatisation grâce à leur dimension artistique ou relationnelle.
Les réalisateurs et chefs opérateurs L’esthétique d’un film reste une décision humaine. « L’IA peut proposer des éclairages, mais c’est le réalisateur qui donne une âme à l’image » , insiste un chef opérateur.
En 2025, Christopher Nolan a refusé d’utiliser l’IA pour Oppenheimer 2 , affirmant que « la lumière doit être pensée, pas calculée ».
Les acteurs et cascadeurs Bien que l’IA clone des voix (outils comme Respeecher) ou simule des cascades, les syndicats (SAG-AFTRA) exigent un consentement et une rémunération pour toute utilisation. En 2024, Scarlett Johansson a obtenu 10 millions de dollars d’OpenAI pour avoir utilisé sa voix sans autorisation.
Les métiers juridiques et administratifs Les avocats spécialisés en propriété intellectuelle sont plus sollicités que jamais. En février 2025, l’Académie des Oscars a exigé que les films précisent leur usage de l’IA, une mesure adoptée après les grèves de 2023.
Les Oscars 2025 imposent une transparence totale sur l’usage de l’IA, une réponse aux grèves de 2023 (WGA, SAG-AFTRA). « C’est une victoire pour les créateurs, mais en Europe, le flou juridique persiste » , déplore un juriste.
L’affaire Studio Ghibli illustre les risques : OpenAI utilise sans aucun accord les visuels des films du Studio Ghibli. Hayao Miyazaki, avait déjà marqué son opposition à l'utilisation de l'IA dans le passé. "Je n'aurais jamais l'idée d'intégrer cette technologie dans mon travail", avait-il déclaré dans un documentaire en 2016 à la télévision publique japonaise. "Je pense sincèrement que c'est une insulte à la vie même.". « 70 % des données d’IA proviennent d’œuvres protégées » , rappelle le CNC.
L’IA démocratise aussi la création. Des outils d’audiodescription automatisée ou de sous-titrage multilingue rendent les films accessibles aux publics empêchés. « Un film français peut désormais cibler le marché asiatique à moindre coût grâce à l’IA » , se réjouit un distributeur.
Mais cette démocratisation a un prix. « Les contenus générés par l’IA inondent les plateformes, saturant le marché et éclipsant les projets indépendants » , déplore un réalisateur.
Selon le rapport Bpifrance (La nouvelle star de l’industrie du cinéma , 2024), l’IA pourrait accentuer les inégalités. Les blockbusters utiliseront l’IA pour des effets spectaculaires, tandis que les documentaires ou les films d’auteur resteront à l’écart. « Le risque est de standardiser la création au profit d’un modèle uniforme » , alerte un critique.
Les Oscars 2025 : transparence obligatoire Face aux débats éthiques, l’Académie des Oscars a annoncé réfléchir à ce que les films devront préciser leur utilisation de l’IA, de l’écriture à la postproduction. Une décision saluée par les syndicats, après les grèves historiques de la Writers Guild of America (WGA) et de la SAG-AFTRA en 2023. Ces derniers ont obtenu des garanties :
Pourtant, en Europe, le règlement IA Act , adopté en février 2024, reste flou sur la propriété intellectuelle des œuvres générées par IA. « Qui possède un scénario coécrit par un humain et une IA ? La législation doit clarifier ce point » , estime un juriste européen.
L’IA est une chance pour le cinéma français, à condition de l’encadrer. Le CNC a lancé un Observatoire de l’IA pour surveiller ses impacts, mais le défi est immense : former les professionnels, protéger les droits, et préserver la diversité culturelle. Comme le résume un producteur : « L’IA est un outil, pas un créateur. Sans humain, pas de chef-d’œuvre. »
Sources : CNC, BearingPoint, étude Bpifrance
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